Clarification concernant un passage coranique portant sur l’interdiction du « ribâ »

Allah dit dans le Qour’aane :

يَاأَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا لَا تَأْكُلُوا الرِّبَا أَضْعَافًا مُضَاعَفَةً وَاتَّقُوا اللَّهَ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ (*) وَاتَّقُوا النَّارَ الَّتِي أُعِدَّتْ لِلْكَافِرِينَ

« Ô ceux qui avez cru ! Ne consommez pas le « ribâ » [1] avec un accroissement démesuré (de votre capital) ; et craignez (pieusement) Allah afin que vous réussissiez. Et redoutez le Feu (de l’Enfer) préparé pour les incroyants. » (3 :130-131)

Cet énoncé coranique :

  • rappelle aux croyants l’interdiction d’exiger et de percevoir du « ribâ », c’est-à-dire des intérêts
  • indique implicitement que le respect de cette interdiction divine constitue une forte exigence du « imân » (foi)
  • permet de comprendre que le fait de consommer du « ribâ » témoigne d’un manque de crainte d’Allah et expose son auteur dans l’Autre Monde à un châtiment qui, initialement, avait été élaboré pour les incroyants. Il est rapporté au sujet de l’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh) qu’il disait en substance, en récitant ce passage coranique :

هي أخوف آية في القرآن حيث أوعد الله المؤمنين بالنار المعدة للكافرين إن لم يتقوه في اجتناب محارمه

« C’est là le verset le plus effrayant du Qour’aane ! Allah y promet en effet aux croyants qui ne Le craignent pas et qui ne s’abstiennent pas de Ses interdits (comme le « ribâ ») le (châtiment du) Feu qui a été préparé pour les incroyants (châtiment qui, nous apprend par ailleurs le Livre d’Allah, compte parmi les pires et les plus douloureux de l’Autre Monde). »

Comme le souligne Moufti Taqi Outhmâni dans un de ses ouvrages, certaines personnes ont, dans l’interprétation de ce passage coranique, commis une terrible erreur : ils en ont déduit que l’interdiction du « ribâ » dans un prêt ne s’applique que si le taux de profit qu’il génère est excessif (ce qui serait le cas pour l’anatocisme[2] par exemple). En conséquent, ils en ont déduit que si le taux d’intérêts est faible (comme c’est le cas dans le prêt et le financement bancaires), il n’est, a contrario, pas proscrit.

Le fruit de cette déduction est totalement erroné et constitue une déviance importante car il s’oppose clairement au contenu des autres énoncés coraniques qui traitent du « ribâ » et où ce dernier est interdit de manière générale et inconditionnelle.

C’est le cas par exemple du passage suivant :

يَاأَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا اتَّقُوا اللَّهَ وَذَرُوا مَا بَقِيَ مِنَ الرِّبَا إِنْ كُنْتُمْ مُؤْمِنِينَ (*) فَإِنْ لَمْ تَفْعَلُوا فَأْذَنُوا بِحَرْبٍ مِنَ اللَّهِ وَرَسُولِهِ وَإِنْ تُبْتُمْ فَلَكُمْ رُءُوسُ أَمْوَالِكُمْ لَا تَظْلِمُونَ وَلَا تُظْلَمُونَ (*)

Ô les croyants ! Craignez Allah et renoncez à tout ce qui reste du « ribâ » si vous êtes croyants. Et si vous ne le faites pas, alors recevez l’annonce d’une guerre de la part d’Allah et de Son messager. Et si vous vous repentez, à vous (reviendront) vos capitaux (c’est-à-dire le montant initial de votre créance) : vous ne léserez personne et vous ne serez point lésés. (2 :278-279)

On constate en effet ici deux choses :

  • la première, c’est que l’expression « wa dharoû mâ baqiya minal ribâ » (« et renoncez à tout ce qui reste du ribâ ») a une portée absolue et désigne la totalité du reliquat des intérêts encore dus
  • la seconde, c’est que cette portée absolue de l’interdiction est confirmée par la phrase « fa lakoum rou’ûssou amwâlikoum » (« à vous (reviendront) vos capitaux ») par laquelle Allah énonce que le seul droit que dispose le créancier sur son débiteur, c’est celui d’exiger le remboursement du principal, c’est-à-dire du montant initial de la dette… et rien de plus donc.

D’où le fait que, depuis très tôt, des commentateurs du Qour’aane se sont attachés à dénoncer cette erreur en indiquant que la formulation particulière du présent énoncé coranique ne vise pas à limiter la portée de l’interdiction du « ribâ » : elle a une valeur informative et a pour but de mettre l’emphase sur le fait que, dans le contexte de la révélation, les intérêts qui étaient habituellement exigés des débiteurs étaient d’un montant très élevé… ce qui renforçait la gravité de l’abus dont étaient victimes ces derniers.

C’est d’ailleurs là un principe important à garder en tête quand on étudie le Qour’aane : le Livre d’Allah n’est pas une simple compilation de lois dont la finalité exclusive serait seulement d’édicter des règles. Le Qour’aane, c’est avant tout et surtout un Livre qui a pour finalité de montrer la Voie Droite, celle qui conduit à l’agrément d’Allah et au salut éternel. A ce titre, il contient bien évidemment des commandements… mais aussi des exhortations et des avertissements. Et, surtout, la formulation des injonctions/interdictions qu’il contient peut se faire de manière différente que ce qu’on peut retrouver dans les textes purement juridiques : il arrive que des informations complémentaires soient mentionnées aux côtés de à la règle elle-même afin de mettre l’emphase sur un aspect important concernant celle-ci et non pour conditionner/limiter son application.

C’est le cas justement pour le passage qui nous intéresse mais aussi, par exemple, dans l’énoncé suivant qui avait été révélé pour condamner le proxénétisme auquel se livraient des arabes de l’époque de la révélation avec les femmes esclaves qu’ils possédaient :

وَلَا تُكْرِهُوا فَتَيَاتِكُمْ عَلَى الْبِغَاءِ إِنْ أَرَدْنَ تَحَصُّنًا لِتَبْتَغُوا عَرَضَ الْحَيَاةِ الدُّنْيَا

(…) et, dans votre recherche des profits passagers de la vie présente, ne contraignez pas vos femmes esclaves à la prostitution si elles veulent rester chastes (…) (24 :33)

Ce passage ne signifie évidemment pas que si les femmes en question ne souhaitaient pas rester chastes, il était permis de les contraindre à se prostituer ; cette formulation vise, en sus d’interdire le proxénétisme, à mettre aussi l’emphase sur le fait que la gravité de ce péché est amplifiée quand la femme qui est contrainte à se prostituer souhaite rester chaste.

On retrouve un procédé similaire dans le passage coranique suivant par le biais duquel Allah s’adressait à l’origine aux référents religieux des « Banoû Isrâïl » qui dissimulaient les vérités contenues dans leur source religieuse concernant le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam), et ce, principalement pour ne pas perdre les avantages matériels dont ils pouvaient jouir à cause de leur position et de leur autorité chez leurs coreligionnaires :

وَلَا تَشْتَرُوا بِآيَاتِي ثَمَنًا قَلِيلًا

« (…) et ne troquez pas Mes Âyât (c’est-à-dire les énoncés révélés, que ce soit ceux contenus dans votre texte sacré que ceux présents dans le Qour’aane en particulier ceux qui témoignent de la véracité du Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) et ordonnent de croire en lui et de le suivre) contre un petit prix (c’est-à-dire des faveurs et des avantages liés à la vie présente) (…) » (2 :43)

Il est évident que la condamnation de troquer les Âyât d’Allah n’est pas limitée au cas où le prix demandé est faible : cette interdiction est absolue et elle s’applique quelle que soit la valeur que l’on accorde à la contrepartie.

La mention de « thamanan qalîlâ » (petit prix) vise ici à attirer l’attention de l’interlocuteur sur le fait que, dans tous les cas, ce  serait une bien mauvaise affaire que de troquer ce qui peut garantir l’agrément d’Allah, Sa récompense et le salut éternel dans l’Au-delà contre des choses qui, quelle que soit l’importance qu’ils y accordent, ne représentent, au final, pratiquement rien dans ce monde éphémère et limité… un monde qui, dans sa totalité, n’a lui-même aucune espèce de valeur et de consistance face à l’Autre.  Le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) disait :

ما الدنيا في الآخرة إلا كمثل ما يجعل أحدكم أصبعه في اليم فلينظر بم ترجع

« Par Allah ! Le bas monde face à l’Autre est à l’exemple de l’un d’entre qui plongerait son doigt dans l’océan… qu’il observe donc ce qu’il récupère. »

(Boukhâri et Mouslim)

Wa Allâhou A’lam !


[1] Ce terme désigne notamment les intérêts exigés des débiteurs qui ne sont pas en mesure de rembourser leurs dettes à l’échéance prévue

[2] Dans les obligations portant sur un prêt d’argent, l’anatocisme désigne la capitalisation des intérêts. En droit français, cette pratique est réglementée par l’article 1343-2 du Code civil.