Acheter un bien par le biais d’enchères judiciaires : est-ce licite ?

Question : Est-il permis à un musulman de faire l’acquisition d’un bien par le biais d’une vente aux enchères judiciaires ?

Réponse : Avant tout, il faut savoir que la question de la licéité de la vente aux enchères, en soi, a fait l’objet de débats entre les savants musulmans.

Il y a trois positions qui ont été exprimées à ce sujet : [1]

1/ Il est relaté au sujet de Ibrâhim an Nakhaï (rahimahoullâh) qu’il était d’avis que ce type de ventes est répréhensible (makroûh). En effet, selon lui, sa mise en œuvre conduit, en pratique, à transgresser la condamnation prophétique suivante, rapporté du Messager d’Allah (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) par Abou Houreïrah (radhia Allâhou ‘anhou) ;

لَا يَسُمْ الْمُسْلِمُ عَلَى سَوْمِ أَخِيهِ

« Le musulman ne surenchérit pas sur le prix (proposé) par son frère. »

(Sahih Mouslim)

2/ Un groupe de savants (Al Awzâï (rahimahoullâh), Ishâq ibn Râhwayh (rahimahoullâh), Hassan al Basri (rahimahoullâh), Mouhammad Ibn Sîrîne (rahimahoullâh))  était d’avis que la vente aux enchères n’est autorisée que pour la cession de biens faisant partie d’un butin de guerre ou d’une succession, et ce, en raison du propos suivant de Abdoullâh Ibn ‘Oumar (radhia Allâhou ‘anhou) :

نَهَى رَسُولُ اللَّهِ – صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ – أَنْ يَبِيعَ أَحَدُكُمْ عَلَى بَيْعِ أَحَدٍ حَتَّى يَذَرَ  إِلَّا الْغَنَائِمَ وَالْمَوَارِيثَ

« Certes, le Messager d’Allah (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a condamné (le fait que) l’un de vous procède à une vente sur celle de son frère tant que ce dernier n’a pas laissé (tomber l’affaire), sauf (quand il s’agit) de butins ou de successions. »

(Mousnad Ahmad, Sahîh Ibn Khouzeïmah, Dâr Qoutniy)

3/ Les savants des quatre écoles d’interprétation juridique musulmanes les plus connues (les hanafites, mâlékites, châféïtes et hambalites) s’accordent pour considérer que, dans son principe, la vente au plus offrant est parfaitement licite, et ce, quelle que soit l’origine de la propriété du bien ainsi cédé (succession, achat, donation…).[2]

Leur avis à ce sujet repose notamment sur les deux énoncés suivants :

A/

عَنْ أَنَسِ بْنِ مَالِكٍ

أَنَّ رَسُولَ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ بَاعَ حِلْسًا وَقَدَحًا وَقَالَ مَنْ يَشْتَرِي هَذَا الْحِلْسَ وَالْقَدَحَ

فَقَالَ رَجُلٌ أَخَذْتُهُمَا بِدِرْهَمٍ

فَقَالَ النَّبِيُّ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ مَنْ يَزِيدُ عَلَى دِرْهَمٍ مَنْ يَزِيدُ عَلَى دِرْهَمٍ فَأَعْطَاهُ رَجُلٌ دِرْهَمَيْنِ فَبَاعَهُمَا مِنْهُ

Anas Ibnou Mâlik (radhia Allâhou anhou) rapporte que le Messager d’Allah (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a voulu vendre une couverture de selle et un gobelet.

Il (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) (s’adressa aux personnes présentes et) demanda alors : « Y a-t-il quelqu’un (qui  est prêt à) acheter cette couverture de selle et ce gobelet ? »

Un homme dit : « Je les prend pour un dirham. »

Le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) continua : « Qui offre plus qu’un dirham (pour l’achat de ces deux éléments) ? Qui offre plus d’un dirham ? »

Un homme lui offrit deux dirhams ; il (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) lui vendit alors les deux (objets).

(Sounan Tirmidhi – ce Hadith a été qualifié de « dhaïf » (faible) par pas mal de savants, et ce, en raison d’un narrateur présent dans sa chaîne de transmission, en l’occurrence Abou Bakr Al Hanafiy, dont la fiabilité est inconnue (madjhoûl) selon Ibn al Qattân)

B/

عَنْ جَابِرِ بْنِ عَبْدِ اللَّهِ – رضى الله عنهما  قَالَ

أَعْتَقَ رَجُلٌ غُلاَمًا لَهُ عَنْ دُبُرٍ

فَقَالَ النَّبِىُّ – صلى الله عليه وسلم – « مَنْ يَشْتَرِيهِ مِنِّى »

فَاشْتَرَاهُ نُعَيْمُ بْنُ عَبْدِ اللَّهِ  فَأَخَذَ ثَمَنَهُ  فَدَفَعَهُ إِلَيْهِ

Djâbir Ibn Abdillâh (radhia Allâhou ‘anhouhmâ) raconte qu’un homme décida que son esclave serait affranchi à sa mort.

(Par la suite, l’homme concerné s’étant retrouvée dans le besoin,) le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) (prit l’esclave et) demanda :

« Qui (est prêt à) me l’acheter ? »

Nouaïm ibn ‘Abdillâh (radhia Allâhou anhou) l’acheta (pour huit cents dirhams).

Le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) récupéra son prix et lui remit alors l’esclave.

(Sahîh Boukhâri)

Commentant ce Hadith, Ibn Battâl (rahimahoullâh) affirme que la proposition du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) qui y est mentionnée montre qu’il (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) désirait vendre l’esclave en question à celui qui proposerait le prix le plus important pour son acquisition. Cette Tradition Prophétique contient donc de manière implicite l’autorisation de ce type de ventes.[3]

Il est à noter que, contrairement à ce que soutient Ibrâhim an Nakhaï (rahimahoullâh), ces oulémas pensent que la permission de la vente au plus offrant ne contrevient pas à la condamnation prophétique du « sawm ‘alâ sawm il âkhar » (surenchère sur la proposition de prix faite par autrui). En effet, cette interdiction n’est applicable, selon eux, que dans le cas où les parties (le vendeur d’un côté et le potentiel acheteur de l’autre) sont parvenues à un accord (ou sont sur le point d’y parvenir, chacun étant satisfait de la proposition de l’autre) et que l’opération est sur le point d’avoir lieu. Toute nouvelle offre n’est alors plus autorisée.

Dans le cadre des enchères, la situation est totalement différente : le vendeur n’est pas satisfait du prix qui lui est proposé, d’où la demande adressée à d’autres acheteurs potentiels de surenchérir. Les deux cas ne sont donc pas comparables.[4]

Pour ce qui est du Hadith mis en avant par le groupe de savants qui considère que la vente au plus offrant n’est autorisé que pour le butin et la succession, il faut savoir que des experts ont souligné que sa chaîne de transmission présente des failles : à elle-seule, elle ne peut donc servir de base pour l’établissement d’une règle.[5]

Ceci étant clarifié, en ce qui concerne l’acquisition aux enchères d’un bien ayant fait l’objet d’une saisie judiciaire, cela est en soi autorisé dès lors où la procédure d’adjudication contient des dispositions protectrices pour le débiteur.[6] En effet :

  • d’un côté, la finalité de l’opération est de permettre le paiement d’une dette exigible et, donc, de protéger les droits du créancier
  • d’un autre côté, la procédure mise en place permet de recréer, dans la mesure du possible, des conditions de marché et n’induit donc pas d’injustice ou d’abus à l’égard du débiteur [7]

Dans l’éventualité cependant où le prix de cession d’un bien vendu aux enchères est bien plus faible que sa valeur de marché et que l’on sait que le propriétaire n’est pas satisfait que la vente se fasse à ce prix, certains savants sont d’avis qu’il convient, par précaution et pour éviter une attitude pouvant être constitutive d’abus, d’éviter de procéder à son acquisition.[8] Et certains autres savants vont même jusqu’à considérer que l’acquisition dans un tel cas est carrément condamnée, car préjudiciable au propriétaire débiteur.[9]

Wa Allâhou A’lam !


[1] « Awdjaz al Massâlik » v. 13, p.256 – « I’lâ as Sounan » v. 14, p. 448, « Touhfat al Ahwadhi » v.5, p.299, « Fiqh al Bouyoû » v.1, p.124

[2] « Al Mawsoûat oul Fiqhiyah » – v. 37, p. 87

Il est à noter cependant que, si la vente aux enchères ne pose pas de problème dans son principe, il faut vérifier et s’assurer que, dans ses modalités d’application, il n’y ait pas des dispositions qui contreviendraient aux principes et règles du droit musulman.

Par ailleurs, lors d’une « bay’ al mouzâyadah » (vente au plus offrant), toute tentative de manipulation artificielle des enchères est strictement interdite. Ce genre de « fausses enchères » (« nadjash ») a, en effet, été clairement prohibé par le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam). (Sahîh Boukhâri)

Une forme de « nadjash » consiste par exemple à enchérir sur un bien en utilisant un leurre, c’est à dire une tierce personne qui n’a nullement l’intention d’acheter et qui a pour but uniquement de faire monter les enchères, et ce, afin de pousser les acquéreurs éventuellement intéressés à augmenter le montant de leurs propositions.

Le « nadjash » peut prendre également d’autres formes. Pour plus de détails, voir la déclaration finale énoncée par « Madjma’ al Fiqh al Islâmiy » lors de sa huitième session, en 1993. Voir aussi « Al Fiqh al Islâmiy wa adillatouh » – v. 9, p. 618-620

[3] « Fath al Bâriy » v.4, p. 354

[4] Voir à ce sujet les propos de An Nawawi (rahimahoullâh) dans son « Char’h Mouslim » ; voir également « Al Mawsoûat al Fiqhiyah » – v.9, p.216

[5] « Awdjaz al Massâlik » v. 13, p.256 – « I’lâ as Sounan » v. 14, p. 448, « Touhfat al Ahwadhi » v.5, p.299, « Fiqh al Bouyoû » v.1, p.124

[6] Voir par exemple les préconisations de l’AAOIFI à ce sujet dans l’article 7/1 de la norme 43 – « Al Ma’âyîr ach Char’iyah » – p. 1091

[7] « Fatâwa Dâr oul ‘Ouloûm Zakariya » v.5, p. 119-121, « Ach Char’h al Moumti’ » v.9, p.273

[8]  Fatwâ n°2981, émise par le Département Général de l’Iftâ du Royaume de Jordanie

[9] Fatwa n° 112368, émise par le Centre d’avis juridique de islamweb.net