Les conséquences religieuses et juridiques en islam du non respect de l’engagement

Le respect de la parole donnée est un devoir qui s’impose évidemment à chaque musulman. Il convient de souligner cependant que, en fonction de leur solennité et de leur gravité, les engagements auxquels un individu peut souscrire peuvent être classés en deux catégories : il y a le d’un côté le « ‘ahd » (engagement renforcé) et, de l’autre, le « wa’d » (promesse).

Différence entre le « ‘ahd » et le « wa’d »

Selon ce qui ressort des écrits de certains savants musulmans :

  • le mot « wa’d » désigne la promesse unilatérale simple, par laquelle une personne s’engage à faire ou à ne pas faire quelque chose à l’avenir
  • le mot « ‘ahd » désigne l’engagement plus marqué d’un individu de faire ou de ne pas faire quelque chose, ce renforcement pouvant venir du fait que la promesse concernée soit accompagnée d’un serment ou que sa réalisation soit liée à une condition.[1]

Même si, moralement, le musulman se doit de tenir tout engagement qu’il prend (qu’il s’agisse d’un « wa’d » ou d’un « ‘ahd »), il n’en reste pas moins que la sanction du non-respect n’est pas la même dans les deux cas. 

La valeur religieuse et juridique du « ‘ahd »

Le respect d’un « ‘ahd » (engagement renforcé) ayant un objet licite constitue avant tout une obligation religieuse. Allah dit dans le Qour’aane :

وَأَوْفُوا بِالْعَهْدِ إِنَّ الْعَهْدَ كَانَ مَسْئُولًا

« (…) Et remplissez l’engagement (solennel), car on sera interrogé au sujet des engagements » (17 :34)

Et concernant le contrat (« ‘aqd »), qui constitue une forme de « ‘ahd », on peut lire dans le Livre d’Allah :

يَاأَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا أَوْفُوا بِالْعُقُودِ

« Ô les croyants ! Remplissez fidèlement vos engagements mutuels/contrats (…) » (5 :1)

Violer un «’ahd » constitue ainsi un péché majeur dont l’une des sanctions sera que la personne qui s’en est rendue coupable portera un signe manifeste et visible de sa trahison le Jour Dernier : elle sera ainsi exposée à une terrible humiliation devant l’ensemble des créatures présentes.[2]  

Le respect d’un « ‘ahd » (engagement renforcé) ayant un objet licite constitue également une obligation juridique. En conséquent, l’inexécution d’une convention peut, évidemment, faire l’objet de sanctions dans ce monde également. Ainsi :

  • celui qui a conclu un contrat qui n’est pas révocable de façon unilatérale (« ‘aqd lâzim » [3], ce qui exclut par exemple le contrat de dépôt ou le contrat de mandat conclu dans l’intérêt exclusif d’une des parties) et qui a un objet licite (ce qui exclut les dispositions illicites comme celle constitutive de ribâ par exemple) peut engager une action en justice contre son cocontractant si celui-ci ne s’exécute pas.
  • un contrat peut, selon l’opinion de nombreux savants contemporains, contenir une clause pénale qui prévoit que la mauvaise exécution ou l’inexécution d’une obligation de nature non monétaire[4] issue de la convention sera sanctionnée par le versement d’une indemnité.

C’est le cas par exemple de la disposition d’un contrat d’entreprise imposant, en cas de non-respect par l’entrepreneur (hors cas de force majeure ou d’un motif d’empêchement indépendant de sa volonté) de la date de livraison, de dédommager le client du préjudice matériel qu’il a effectivement subi à cause de ce retard.  Ce type de clause a été explicitement autorisé par l’Académie Internationale de Fiqh[5] et par l’AAOIFI.[6]

La valeur religieuse et juridique du « wa’d »

Tous les savants musulmans s’accordent pour considérer que le fait de tenir sa promesse ayant un objet licite est une attitude louable et une grande qualité pour le croyant et la croyante.

Faisant les éloges de Ismâïl (alayhis salâm) -fils de Ibrâhim (alayhis salâm), Allah dit :

وَاذْكُرْ فِي الْكِتَابِ إِسْمَاعِيلَ إِنَّهُ كَانَ صَادِقَ الْوَعْدِ وَكَانَ رَسُولًا نَبِيًّا

Rappelle aussi l’histoire d’Ismaël. Il était fidèle dans la promesse et il était un messager et un prophète (19 :54)

Par ailleurs, le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a énuméré, parmi les signes permettant de reconnaître l’hypocrite (mounâfiq), le fait que, lorsqu’il fait une promesse, il ne tient pas celle-ci.[7]

Il y a néanmoins deux points qui font l’objet de divergences entre les savants musulman concernant la promesse : [8] 

  • le premier, c’est la question de savoir si, religieusement, il est impératif de respecter la parole ainsi donnée ?
  • le second, c’est la question de savoir quelle est la valeur juridique de la promesse ?

Il y a plusieurs positions sur le sujet qui ont été exprimées à ce sujet, les trois principales étant les suivantes : 

  • un groupe important de oulémas est d’avis que le respect du wa’d est recommandé et apprécié, mais cela ne constitue pas une obligation envers Allah.[9]

Ainsi, si manquer à sa promesse est une attitude, certes, fortement blâmable moralement, celui/celle qui le fait ne commet pas de péché.

Par ailleurs, il n’est pas possible, selon eux, d’imposer par voie judiciaire le respect de la promesse.  

Cet avis repose notamment sur les propos suivants attribués au Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) dans une narration rapportée par Zaïd Ibn Arqam (radhia Allâhou ‘anhou) :

إِذَا وَعَدَ الرَّجُلُ أَخَاهُ وَمِنْ نِيَّتِهِ أَنْ يَفِيَ لَهُ فَلَمْ يَفِ وَلَمْ يَجِئْ لِلْمِيعَادِ فَلَا إِثْمَ عَلَيْهِ

« Lorsque l’homme fait une promesse à son frère avec l’intention de tenir sa parole et que (par la suite) il ne respecte pas (son engagement) et ne se présente pas à l’occasion prévue, il n’y a pas de péché à son encontre. »

(Sounan Aboû Dâoûd et Sounan Tirmidhi)

Mais comme l’a souligné l’Imâm Tirmidhi (rahimahoullâh), la chaîne de transmission de ce Hadith présente des failles : ce propos ne peut ainsi être attribué de manière fiable au Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam).[10] 

  • un autre groupe de savants considère que le wa’d donne systématiquement naissance à une obligation religieuse et juridique :[11] ainsi, manquer (volontairement et sans raison valable selon certains d’entre eux) à sa promesse constitue un péché. Et, en cas de recours judiciaire, le juge pourra contraindre le promettant à tenir son engagement (sauf s’il a une raison valable pour ne pas le faire).  

Leur avis à ce sujet est fondé sur les multiples énoncés du Qour’aane et de la Sounnah qui condamnent très sévèrement le non-respect de la promesse et de la parole donnée, à l’image du passage suivant :

يَاأَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا لِمَ تَقُولُونَ مَا لَا تَفْعَلُونَ كَبُرَ مَقْتًا عِنْدَ اللَّهِ أَنْ تَقُولُوا مَا لَا تَفْعَلُونَ

« Ô vous qui croyez ! Pourquoi dites-vous ce que vous ne faites pas ? C’est une chose abominable auprès de Dieu que vous disiez ce que vous ne faites pas. » (61 :2-3) [12]

  • un troisième groupe de savants établit une distinction entre les promesses en fonction de leur formulation et des conséquences qu’elles ont pu avoir pour le bénéficiaire. Ainsi, selon eux, le respect de la promesse simple n’est pas imposé mais fortement recommandé.

Par contre :

Pour une partie d’entre eux (c’est l’avis qui fait autorité chez les mâlékites), à partir du moment où une promesse a été liée à une cause et que celle-ci a été réalisée par le bénéficiaire de la promesse, il est impératif de respecter l’engagement pris et celui-ci acquiert donc force obligatoire d’un point de vuejuridique.

Exemple : Une personne dit à quelqu’un qui a le toit de la maison qui fuit : « Enlève donc le toit et je promets de te prêter l’argent nécessaire pour le refaire complètement. »[13]

Cette opinion se fonde essentiellement sur le fait que le non-respect de la promesse dans une telle situation a pour conséquence de porter préjudice au bénéficiaire. Et le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a posé un principe général condamnant le fait de causer injustement du tort à autrui. Abou Saïd (radhia Allâhou ‘anhou) rapporte de lui (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) qu’il a dit :  

لا ضرر ولا ضرار

« Pas de tort subi (c’est-à-dire qu’il ne nous est pas demandé de faire ce qui est préjudiciable à soi-même), ni de tort causé (c’est-à-dire qu’il nous est ordonné d’éviter ce qui est préjudiciable à autrui). »

(Moustadrak Hâkim – Hadith authentique)

Pour une autre partie de ces savants (c’est là l’avis qui fait autorité chez les hanafites), du moment que la promesse a été conditionnée, son respect est obligatoire juridiquement. [14]

C’est le cas par exemple lorsqu’une personne se porte caution d’une dette à naître, en disant par exemple à un vendeur : « Vend tel bien à untel et s’il ne te règle pas le prix de la vente, je le ferai. »

En effet, la condition a pour effet de renforcer la promesse en raison de la dépendance qu’elle établit entre les deux propositions liées (en l’espèce, ici, le non-paiement par le débiteur et le paiement par le promettant ; toute différente est la promesse simple faite par quelqu’un à un débiteur de régler sa dette).   

***

Après avoir passé en revue les différentes positions exprimées sur la question, l’Académie Internationale de Fiqh a, lors de sa 5ème session en 1988, adopté l’avis de synthèse suivant (extrait des résolutions 40 et 41) :

الوعد – وهو الذي يصدر من الآمر أو المأمور على وجه الانفراد – يكون

ملزماً للواعد ديانة إلا لعذر

وهو ملزم قضاء إذا كان معلقاً على سبب ودخل الموعود في كلفة نتيجة الوعد

ويتحدد أثر الإلزام في هذه الحالة إما بتنفيذ الوعد وإما بالتعويض عن الضرر الواقع فعلاً بسبب عدم الوفاء بالوعد بلا عذر

« La promesse unilatérale (…) :

  • au niveau purement religieux, engage de façon impérative le promettant sauf excuse valable (pour se rétracter)
  • au niveau juridique, engage aussi le promettant de façon contraignante pour peu que ladite promesse ait été liée à une cause et que le bénéficiaire de la promesse ait engagé des dépenses en raison de celle-ci. L’effet de la force contraignante (de la promesse dans un tel cas) se matérialisera par son exécution ou par le dédommagement du préjudice effectif subi par le bénéficiaire de la promesse. »

Dans le contexte actuel et eu égard des impératifs de sécurité juridique requis dans le monde des affaires, cette position est très pertinente.

C’est d’ailleurs cet avis qui a été partiellement repris par l’AAOIFI dans le cadre de la murabaha (achat-revente avec un profit connu des parties) avec ordre d’achat : lorsqu’une personne demande à un financier de faire l’acquisition d’un bien et s’engage par le biais d’une promesse unilatérale de la lui racheter ensuite, elle sera tenue de respecter son engagement. En cas de refus de sa part, le financier pourra exiger d’elle la prise en charge de son préjudice effectif. [15]

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !


[1] Voir par exemple « Al Foroûq al Loughawiyah » de Abou Hilâl al Akari

[2] عن عبد الله بن مسعود رضي الله عنه عن النبي صلى الله عليه وسلم قال لكل غادر لواء يوم القيامة يقال: هذه غدرة فلان(1)صحيح مسلم  

[3] « Al Madkhal li Dirâssat ach Charî’ah » p. 368-369 et « Nadhariyat al ‘Aqd fil Fiqh il Islâmiy » p. 78-80

[4] Ce type de sanction n’est pas licite dans le cas d’une obligation de nature monétaire (loyer dû ou prix d’un bien qui est dû par exemple) car synonyme de ribâ. Voir « Al Ma’âyîr ach Char’iyah » p. 102 – Annexe de la norme N°3

[5] Résolution N°109, émise en septembre 2000 lors de sa 12ème session 

[6]  « Al Ma’âyîr ach Char’iyah » p. 105 – Annexe de la norme N°3

[7] عَنْ أَبِي هُرَيْرَةَ عَنْ النَّبِيِّ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ قَالَ آيَةُ الْمُنَافِقِ ثَلَاثٌ: إِذَا حَدَّثَ كَذَبَ  وَإِذَا وَعَدَ أَخْلَفَ  وَإِذَا اؤْتُمِنَ خَانَ صحيح البخاري ومسلم 

[8] « Madjallat Madjma’ il Fiqh il Islâmiy » N°5, 2ème partie – p. 832-833

[9] C’est là l’opinion attribuée aux savants shâféîtes et hanbalites ainsi qu’à un groupe de savants hanafites et mâlékites – « Al Mawsoûat al Fiqhiyah » v. 44, p. 75

[10] قال المنذري وأخرجه الترمذي وقال غريب وليس إسناده بالقوي علي بن عبد الأعلى ثقة وأبو النعمان مجهول  وأبو وقاص مجهول هذا آخر كلامه وقد سئل أبو حاتم الرازي عن أبي النعمان فقال مجهول  وسئل عن أبي وقاص فقال مجهول

Et même dans l’éventualité où ce Hadith serait fiable, Moullâ Ali al Qâri (rahimahoullâh) est d’avis que, ce dont il est question, c’est du cas de la personne qui souhaitait tenir sa promesse mais qui n’a pas pu le faire pour une raison valable. Pour ce qui est de la personne qui ne tient pas sa parole sans raison valable, son cas n’est pas visé ici.

[11] C’est là l’opinion attribuée à Ibn Shoubrouma (rahimahoullâh), Hassan al Basri (rahimahoullâh), Oumar ibn Abdil Aziz (rahimahoullâh), l’Imâm Boukhâri (rahimahoullâh), certains mâlékites (comme l’Imâm Abou Bakr ibn ‘Arabi (rahimahoullâh)), certains hambalites (comme Ibn Taymiya (rahimahoullâh)) et certains châféïtes (comme l’Imâm Ghazâli (rahimahoullâh) ou Taqi ad Dîn as Soubki (rahimahoullâh)) – « Al Mawsoûat al Fiqhiyah » v. 44, p. 74 et suivantes

[12] Par rapport à ce genre d’énoncés, le premier groupe de savants est d’avis qu’il y est question des personnes qui, au moment même où ils s’engagent, n’ont pas l’intention de tenir leur promesse.

[13]  « Al Mawsoûat al Fiqhiyah » v. 44, p. 77

[14] « Al Mawsoûat al Fiqhiyah » v. 44, p. 75-76

[15] « Al Ma’âyîr ach Char’iyah » p. 208 – Articles  2/5/3, 2/5/4, 4/1, 4/2 de la norme N°8