L’interdiction d’intercepter les marchandises

باب مَا جَاءَ فِى كَرَاهِيَةِ تَلَقِّى الْبُيُوعِ

L’interdiction d’intercepter les marchandises


عَنِ ابْنِ مَسْعُودٍ عَنِ النَّبِىِّ صلى الله عليه وسلم أَنَّهُ نَهَى عَنْ تَلَقِّى الْبُيُوعِ

Traduction explicative

Ibnou Mas’oûd (radhia Allâhou anhou) rapporte du Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) qu’il a condamné le fait d’intercepter les marchandises (avant que celles-ci ne soient transportées jusqu’au lieu où elles vont être vendues).

(Hadith authentique, cité également par Mouslim)


عَنْ أَبِى هُرَيْرَةَ أَنَّ النَّبِىَّ صلى الله عليه وسلم نَهَى أَنْ يُتَلَقَّى الْجَلَبُ فَإِنْ تَلَقَّاهُ إِنْسَانٌ فَابْتَاعَهُ فَصَاحِبُ السِّلْعَةِ فِيهَا بِالْخِيَارِ إِذَا وَرَدَ السُّوقَ

قَالَ أَبُو عِيسَى هَذَا حَدِيثٌ حَسَنٌ غَرِيبٌ مِنْ حَدِيثِ أَيُّوبَ وَحَدِيثُ ابْنِ مَسْعُودٍ حَدِيثٌ حَسَنٌ صَحِيحٌ

Traduction explicative

Abou Houreïrah (radhia Allâhou anhou) rapporte que le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a condamné que l’on intercepte les marchands (pour leur acheter leurs produits avant qu’ils n’arrivent au marché. Une autre traduction possible de ce propos de Abou Houreïrah (radhia Allâhou anhou) est : « le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a condamné que l’on intercepte les articles (qui sont en train d’être transportés au marché pour être vendus) »). Et si quelqu’un l’intercepte (c’est-à-dire le marchand ou le produit) et achète de lui (ou achète le bien qu’il transporte), le propriétaire de la marchandise (vendue) aura le choix (de revenir ou non sur la transaction effectuée) lorsqu’il arrivera au marché.

(Hadith authentifié par Al Albâni)

Commentaires

« le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) a condamné que l’on intercepte les marchands »

Il n’est pas permis au musulman de procéder au « talaqqiyl  djalab » (aussi appelé « talaqqiyl sila' » (interception des marchandises) et « talaqqiyr roukbân » (interception des marchands)), c’est-à-dire d’aller à la rencontre de ceux qui sont en train de se rendre en ville pour y vendre des denrées (et autres choses de ce genre[1]) et de leur acheter leurs produits avant qu’ils n’arrivent au marché.

Selon les juristes hanafites, cette interdiction (karâhiyat out tahrîm) est motivée (ma’loûl) par :

  • le fait qu’elle se révèle souvent préjudiciable au reste de la population. En effet, c’était surtout durant les périodes où les denrées se faisaient rares en ville que certains pratiquaient le talaqqiyl djalab. En achetant ainsi l’ensemble des aliments qui était apportée de l’extérieur avant même qu’ils n’atteignent le marché, leur intention était de tirer profit du besoin des gens en leur revendant ces produits à un prix bien supérieur à celui qui leur aurait été proposé si la transaction s’était faite directement avec le propriétaire initial (celui qui les a apportés de l’extérieur).
  • le fait que ceux qui interceptent ainsi des marchandises avant que leurs propriétaires n’arrivent en ville trompent souvent ces derniers sur les prix pratiqués sur le marché et font ainsi l’acquisition de leurs biens à moindre coût, diminuant d’autant le bénéfice que ces gens auraient pu obtenir s’ils étaient venus vendre eux-mêmes leurs biens en ville.[2]

C’est la raison pour laquelle les hanafites soutiennent que, dans le cas où l’achat des produits avant leur arrivée au marché n’est pas préjudiciable à la population (en ce sens que les biens concernés ne sont pas essentiels à la population ou y sont déjà disponibles en quantité suffisante[3]) et que ceux qui les interceptent ne trompent pas non plus les propriétaires sur les prix pratiqués en ville, la pratique du « talaqqiyl  djalab » n’est pas condamnée.[4] Comme le souligne en substance At Tahâwi (rahimahoullâh) dans son « Char’h Ma’âniy oul Âthâr », cette approche permet de concilier le contenu des Ahâdîth cités par l’Imâm Tirmidhi (rahimahoullâh) avec celui de la Tradition authentique suivante :

حَدَّثَنَا ابْنُ عُمَرَ أَنَّهُمْ كَانُوا يَشْتَرُونَ الطَّعَامَ مِنَ الرُّكْبَانِ عَلَى عَهْدِ النَّبِىِّ صلى الله عليه وسلم فَيَبْعَثُ عَلَيْهِمْ مَنْ يَمْنَعُهُمْ أَنْ يَبِيعُوهُ حَيْثُ اشْتَرَوْهُ حَتَّى يَنْقُلُوهُ حَيْثُ يُبَاعُ الطَّعَامُ

Ibnou ‘Oumar (radhia Allâhou anhou) rapporte que, à l’époque du Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam), ils achetaient des denrées des marchands (qui venaient de l’extérieur sur leurs montures). Il (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) envoyait alors quelqu’un pour les empêcher de revendre (ces aliments dont ils venaient de faire l’acquisition) là où ils les avaient acheté et d’attendre (pour cela) de les avoir transporté jusque là où était vendue la nourriture (c’est-à-dire le marché).

(Sahîh oul Boukhâri)

Ce Hadith indique en effet clairement que le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) n’avait pas empêché aux Compagnons (radhia Allâhou anhoum) d’intercepter les marchands en chemin et de leur acheter leurs biens.[5] Il (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) leur avait juste interdit de revendre ces produits avant de parvenir au marché (étant donné que ce n’était qu’à cet endroit que les marchandises étaient descendues des montures et que les acheteurs prenaient réellement possession des marchandises (finalisant ainsi le transfert de propriété[6]).

« Et si quelqu’un l’intercepte (c’est-à-dire le marchand ou le produit) et achète de lui (ou achète le bien qu’il transporte), le propriétaire de la marchandise (vendue) aura le choix »

Dans le cas où quelqu’un transgresse l’interdiction et effectue quand même le talaqqiyl djalab, la transaction conclue est valide : la grande majorité des oulémas (hanafites, châféïtes, mâlékites et hambalites) s’accorde sur ce point.[7]

Par la suite cependant, si le vendeur initial (celui qui apportait les produits de l’extérieur de la ville) constate, en arrivant sur le marché, qu’il a été trompé et que les prix qui lui ont été indiqués (et conformément auxquels il a cédé sa marchandise) ne correspondent pas à la réalité, les châféïtes et les hambalites sont d’avis qu’il aura la possibilité de revenir sur la transaction effectuée. Leur opinion à ce sujet repose sur l’énoncé du Hadith cité par l’Imâm Tirmidhi (rahimahoullâh).[8]

Certains savants affirment que l’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh) était d’avis que, une fois la transaction complétée, le vendeur ne peut plus annuler celle-ci uniquement parce qu’il s’est laissé tromper : en effet, comme il a librement fait le choix de croire sur parole et de vendre sa marchandise à celui qui est venu à sa rencontre, et ce, sans attendre d’arriver en ville, c’est donc à lui seul d’assumer la responsabilité de son manque de rigueur. Quant à ce qui est énoncé dans la présente Tradition, Dhafar Al Outhmâni (rahimahoullâh) interprète cela comme une mesure (temporaire) visant à protéger les intérêts de la communauté (qawl oun nabiy (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) mahmoûloun ‘alas siyâsati) et non comme une prescription religieuse définitive et permanente (houkm char’îy).[9]

Moufti Taqui se démarque cependant de cette position : selon lui, le fait même que l’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh) ait exprimé de façon explicite l’avis mentionné ci-dessus reste à prouver… Et même si cela est avéré, il affirme qu’il est fort probable qu’il (rahimahoullâh) avait adopté cette opinion parce que les propos énoncés par le Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) à ce sujet ne lui étaient pas parvenus. Selon lui, donc, c’est à l’énoncé du Hadith qu’il faut s’en tenir et le vendeur qui a été trompé lors du talaqqiyl djalab aura bien la possibilité de revenir sur la transaction effectuée. C’est d’ailleurs cette opinion qui a été retenue par l’illustre savant hanafite Ibnou Houmâm (rahimahoullâh).[10]

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !


[1] Réf: « Al Mawsoûat oul Fiqhiyah » – Volume 9 / Page 222

[2] Réf : « Al Bahr oul Râïq » – Volume 6 / Page 108, « Radd oul Mouhtâr » – Volume 5 / Page 102

[3] Réf : « Taqrîr Tirmidhi » – Volume 1 / Page 75

[4] C’est en considérant ce point que Moufti Taqi Outhmâni écrit que le fait d’aller à la rencontre d’un fournisseur et d’obtenir de sa part l’exclusivité de distribuer ses marchandises avant même que ces derniers n’aient pu accéder au marché n’est condamné que si cela porte préjudice à la population. Voir « Taqrîr Tirmidhi » – Volume 1 / Page 75

Les châféïtes et les hambalites (ainsi que bon nombre d’autres savants) sont d’avis que le talaqqiyl djalab est interdit de façon générale. Voir « Al Mawsoûat oul Fiqhiyah » – Volume 9 / Page 222 et « Bidâyat oul Moudjtahid » – Volume 2 / Page 133 et « Al Mouhallâ » – Volume 8 / Page 449-450

[5] Ibnou Hazm (rahimahoullâh) a émis plusieurs critiques par rapport à cet argumentaire des hanafites; Dhafar Al Outhmâni (rahimahoullâh) s’est attaché à répondre de façon rigoureuse à chacune d’entre elles dans son « I’lâ ous Sounan » – Volume 13 / Pages 6054 et suivantes.

[6] Il n’est pas permis au musulman de vendre une denrée qu’il a achetée tant qu’il n’a pas pris pleinement possession de celle-ci. Pour ce qui est des autres types de marchandises, les avis divergent entre les oulémas. Pour une synthèse sur la question, voir « Char’h Mouslim » – Volume 10 / Pages 168-169

[7] Réf : « Al Mawsoûat oul Fiqhiyah » – Volume 9 / Page 222-223, « Al Madmoû' » – Volume 13 / Page 26 et « ‘Oumdat oul Qâriy » – Volume 11 / Page 284; certains savants (dont l’Imâm Al Boukhâri (rahimahoullâh), ainsi que des mâlékites et des hambalites) sont d’avis que la transaction faite dans le cadre du talaqqyil djalab n’est pas valide. Voir « Fath oul Bâriy » – Volume 4 / Page 374

[8] Les mâlékites considèrent pour leur part que les autres personnes présentes sur le marché peuvent, si elles le désirent, s’associer à celui qui a procédé au talaqqyil djalab dans les marchandises dont il a fait l’acquisition. Réf : « Al Moughniy » – Volume 4 / Page 153, « Al Fiqh oul Islâmiy wa adillatouh » – Volume 4 / Page 511 et « ‘Oumdat oul Qâriy » – Volume 11 / Page 284

[9] Voir « I’lâ ous Sounan » – Volume 13 / Page 6052, « Badhl oul Madjhoûd » – Volume 15 / Page 104 et « Taqrîr Tirmidhi » – Volume 1 / Pages 76-77

[10] Réf : « Taqrîr Tirmidhi » – Volume 1 / Pages 76-77, « Fath oul Qadîr » – Volume 6 / Page 476