Contracter un emprunt bancaire pour s’acheter une maison : est-ce licite ?

Question :Est-il permis à un musulman qui vit en France de contracter un emprunt à intérêts pour acquérir une maison qui lui servira d’habitation principale ? J’ai entendu dire que des savants ont autorisé cela… Est-ce vrai ?


Éléments de réponse :

Selon la grande majorité des savants musulmans[1], le recours aux emprunts bancaires avec intérêts est strictement interdit, et ce, en vertu des versets du Qour’aane et Hadiths qui condamnent très sévèrement le « ribâ » (terme qui désigne la plupart du temps les intérêts et l’usure), dont les suivants :

Ceux qui mangent [pratiquent] le ribâ ne se tiennent (au jour du Jugement dernier) que comme se tient celui que le toucher de Satan a bouleversé. Cela, parce qu’ils disent : « Le commerce est tout à fait comme l’intérêt (al ribâ) », alors qu’Allah a rendu licite le commerce, et illicite l’intérêt (al ribâ). Celui, donc, qui cesse dès que lui est venue une exhortation de son Seigneur, peut conserver ce qu’il a acquis auparavant ; et son affaire dépend d’Allah. Mais quiconque récidive… alors les voilà, les gens du Feu ! Ils y demeureront éternellement.

Allah anéantit l’intérêt et fait fructifier les aumônes. Et Allah n’aime pas l’incroyant pécheur.

Ceux qui ont la foi, ont fait de bonnes œuvres, accompli la Salat et acquitté la Zakat, auront certes leur récompense auprès de leur Seigneur. Pas de crainte pour eux, et ils ne seront point affligés.

Ô ceux qui avez cru, craignez Allah ; et renoncez au reliquat de l’intérêt, si vous êtes croyants.

Et si vous ne le faites pas, alors recevez l’annonce d’une guerre de la part d’Allah et de Son messager. Et si vous vous repentez, vous aurez vos capitaux (de départ). Vous ne léserez personne, et vous ne serez point lésés. (Sourate 2 / Versets 275 à 279)

Aboû Hourayra (radhia Allâhou anhou), rapporte que le Prophète (sallallâhou alayhi wa sallam) a dit : « Evitez les sept (péchés) destructeurs ! » – « Quels sont-ils, Ô Envoyé d’Allah ? », lui demanda-t-on. – « Ce sont, répondit-il : le polythéisme, la magie, le meurtre qu’Allah a interdit sauf à bon droit, l’usurpation des biens de l’orphelin, le fait de « manger » de l’intérêt (akl oul ribâ), la fuite du front au jour du djihad et la fausse accusation (de fornication) des femmes vertueuses, chastes et croyantes. » (Mouslim)

Certains savants[2] autorisent exceptionnellement au musulman qui vit dans un pays non musulman le recours à un emprunt à intérêts lorsque celui-ci est pour lui le seul et unique moyen d’obtenir une somme d’argent suffisante pour répondre à une nécessité vitale (« dharoûrah »- dont la non prise en compte fait peser un risque sur la vie de l’individu) ou à un besoin réel (« hâdjah »- dont la non prise en considération a pour conséquence de créer une gêne difficile à supporter), et ce, dans la limite de la nécessité ou du besoin (« adh dharourah toutaqaddarou biqadridh dharoûrah »)…

Ces oulémas autorisent ainsi au musulman qui vit en terre non musulmane d’avoir recours à un emprunt à intérêts pour acquérir un logement décent, et ce, sous deux conditions :

  • Il ne dispose d’aucun autre moyen licite pour satisfaire ce besoin.
  • Le logement qu’il va acheter lui servira d’habitation principale.

Leur avis à ce sujet repose sur deux arguments principaux :

B.1/

a) La nécessité vitale (« adh dharoûrah ») fait loi et elle permet de lever certaines interdictions dans le droit musulman : les fouqahâ (spécialistes du fiqh) sont unanimes à ce sujet.
b) Un besoin réel (« hâdjah ») peut, lorsqu’il se généralise, atteindre le statut de la nécessité vitale (« al hâdjah tounzalou manzilatidh dharoûrah idhâ ‘âmat ») et permettre également la levée temporaire d’une interdiction.

c) Le fait d’être propriétaire de son logement pour un musulman qui vit en terre non musulmane constitue justement un besoin réel de nos jours, essentiellement pour les raisons suivantes :

-l’accession à la propriété est le moyen pour lui de se mettre à l’abri du risque de se retrouver un jour à la rue avec sa famille (s’il est, pour une raison ou une autre, expulsé du logement qu’il loue par exemple ; ou encore, s’il n’est plus en mesure de payer son loyer suite à une baisse conséquente de ses revenus (perte d’emploi…)) ;

-dans le cas où plusieurs musulmans feraient l’acquisition d’un logement dans un même quartier (autour d’une mosquée ou d’un centre islamique par exemple), celui-ci pourrait devenir un espace propice pour le développement d’activités religieuses et le renforcement des liens de fraternité entre eux ;

-l’acquisition progressive de logements par de plus en plus de musulmans peut également contribuer à l’élévation du niveau de vie de la minorité qu’ils représentent : à long terme, cette démarche pourrait aider la communauté musulmane à se libérer de certaines contraintes économiques auxquelles elle est confrontée et, lui permettre ainsi de disposer de plus de moyens pour apporter une contribution positive à l’amélioration de la société entière.

C’est en considérant ces trois points que les savants cités sont arrivés à la conclusion mentionnée précédemment, et ce d’autant plus que, selon certains oulémas, l’emprunt à intérêts n’est pas directement visé par l’interdiction du « ribâ » : celle-ci concerne en fait le prêt à intérêt, et l’emprunt « ribawi » n’est prohibé que parce qu’il implique forcément un prêt « ribawi »…

B.2/

D’illustres savants[3] ont autorisé au musulman de faire des transactions (sous certaines conditions) contenant du ribâ avec un non musulman au sein du dâr oul harb (pays qui est en état de belligérance avec les musulmans), et ce, suivant ce qui est apparemment énoncé dans un hadith moursal[4] cité par l’Imâm Mouhammad Ach Chyabâni (rahimahoullâh) dans « As Siyar oul Kabîr » : pour les oulémas qui soutiennent la permission d’avoir recours au crédit à intérêt dans le cadre du réel besoin, cette opinion –même si elle est minoritaire- peut être adoptée dans le cas présent pour renforcer l’argumentaire précédent.[5]
Voici donc un bref exposé de la divergence qui oppose les savants contemporains sur cette question sensible… Personnellement, j’avoue ne pas être convaincu par le double argumentaire développé par le second groupe de savants, et ce, pour les raisons suivantes :

1- Les avertissements énoncés au sujet du ribâ sont d’une gravité et d’une sévérité extrêmes, et ils ne font aucune distinction entre les transactions ayant lieu entre musulmans ou avec des non musulmans…

2- Pour ce qui est du Hadith évoqué et dont l’énoncé se présente ainsi : « lâ ribâ baynal mouslim wal harbiy fî dâr il harb » (« Point de ribâ entre le musulman et le non musulman harbiy dans le dâr oul harb »), il ne semble pas être de nature à pouvoir constituer un argument solide face à toutes les autres références authentiques et explicites traitant de la question car :

  • les savants musulmans ne s’accordent pas sur la validité de ce Hadith; en effet, s’il est vrai qu’As Sarakhsi (rahimahoullâh) l’authentifie dans « Al mabsoût », il n’en reste pas moins que d’autres experts ont émis des réserves son authenticité (comme en témoignent les écrits de Az Zaïlaï (rahimahoullâh) dans son « Nasb oul Râyah » – Volume 4 / Page 44).
  • il est possible d’interpréter cette Tradition de sorte à ce qu’elle ne soit pas en contradiction avec toutes les autres références authentiques interdisant catégoriquement le ribâ : ainsi, l’expression « lâ ribâ » ne désignerait pas une permission d’avoir recours à n’importe quel type de transactions (dont celles contenant de l’intérêt) avec un non musulman harbiy, mais exprimerait plutôt une interdiction de conclure avec lui une quelconque transaction contenant de l’intérêt. C’est de cette façon que l’Imâm An Nawawi (rahimahoullâh) interprète ce Hadith (dont l’authenticité reste à établir de façon formelle) dans « Al Madjmou’ ».

Et même dans l’éventualité où on admet que ce Hadith est un argument valide et fiable, il est à souligner que des savants contemporains (comme Cheikh Khâlid Sayfoullâh) ont très justement souligné que les pays occidentaux ne peuvent être actuellement qualifiés de dâr oul harb, eu égard notamment de la liberté de culte (concernant, surtout, la pratique des cinq piliers de l’Islam) qui est offerte aux citoyens musulmans qui y résident (une liberté bien plus grande que celle « offert » par certains pays dits musulmans…) : et si on admet que ces pays ne sont pas des dâr oul harb, dans ce cas le Hadith ne concerne même pas les musulmans qui y résident…

3- Les différents arguments avancés pour essayer de donner à l’achat d’un logement le statut de besoin réel ne me semblent pas être non plus suffisamment solides pour pouvoir être opposés aux références interdisant catégoriquement le ribâ, d’autant plus que :

-en France, les droits du locataire sont relativement bien protégés par la législation en vigueur (le risque de se faire expulser est donc assez mince…)

-pour ce qui est de la possibilité d’une baisse conséquente de revenus, celle-ci peut également se produire avant la fin du remboursement de l’emprunt à intérêts : comment réagir face à ce risque là ?

-pour ce qui est de l’élévation du niveau de vie des musulmans, une bien meilleure solution serait que la communauté entière s’engage dans une réflexion commune et sérieuse concernant les moyens à mettre en place pour développer localement les modes de financements licites qui existent en Islam tels que la mourâbahah, la moushârakah, l’idjârah thoummal bay’, le bay bit taqsît…

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !


[1] Il s’agit là de l’avis faisant autorité chez les châféïtes, hambalites et mâlékites. Nombreux sont les savants hanafites contemporains qui partagent aussi cette opinion largement majoritaire (voir notamment les écrits de Moufti Taqui Outhmâni à ce sujet, ainsi que l’excellente synthèse de Cheikh Mahmoûd At Touhmâz dans « Al Fiqh oul hanafiy fî thawbihil djadîd » – Volume 4 / Pages 243 à 247)

 

[2] Parmi les oulémas contemporains, cette opinion a été adoptée notamment par Cheikh Qaradâwi ; son avis a d’ailleurs été retenu par la Commission Européenne de l’Iftâ qu’il préside, lors de sa session d’Octobre 1999. Ibnou Noudjaïm Al Misri (rahimahoullâh), l’illustre savant hanafite, a également cité dans un de ses ouvrages un avis autorisant à celui qui est confronté à un besoin réel d’avoir recours à un emprunt à intérêts. Voir « Al Achbâh wan Nadhâïr » – Page 100

[3] Selon le rapport de Al Qaradâwi, cet avis était celui de Soufyân Ath Thawri (rahimahoullâh), de Ibrâhim An Nakhaï (rahimahoullâh), de Abou Hanîfa (rahimahoullâh), de Mouhammad Ach Chaybâni (rahimahoullâh) et d’une partie des oulémas hambalites ; il semble bien que la plupart des savants hanafites passés ainsi que certains contemporains soutiennent aussi cette opinion. (Voir par exemple les écrits de As Sarakhsî (rahimahoullâh) dans « Al Mabsoût », ceux de Ibnou ‘Âbidîn (rahimahoullâh) dans « Radd oul Mouhtâr » et ceux de Moufti Nizâmouddîn (rahimahoullâh) dans ses « Nidhâm oul Fatâwa »).

 

[4] Est ainsi appelée la Tradition où il manque un maillon au début de la chaîne de transmission et où le Tâbi’ï (rahimahoullâh) (musulman de la génération suivant celle des Compagnons (radhia Allahou ‘anhoum)) cite directement les propos du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) sans indiquer d’où il les tient.

 

[5]Pour plus de détails concernant cet avis et son argumentaire, voir  « Fatâwa Mouâsirah » – Volume 3 / Pages 625 à 630