Être actionnaire dans une société qui ne respecte pas l’éthique musulmane ?

Question : Nombreux sont les savants musulmans contemporains qui soulignent qu’il n’est pas permis à un musulman d’être actionnaire dans une société dont l’activité principale contrevient aux limites de la Sharia (secteurs de l’alcool, des produits à base de porc, des services de la finance conventionnelle, etc…). Mais qu’en est-il de l’investissement dans les sociétés dont l’activité principale, tout en étant licite, est conduite d’une façon qui ne respecte pas l’éthique musulmane… Je pense notamment aux multinationales qui polluent à grande échelle ou celles qui ne respectent pas les droits fondamentaux de leurs employés ?…


Réponse : Dans le fiqh (droit musulman), un acte qui contribue à la réalisation d’un péché n’est pas systématiquement considéré comme étant interdit; le niveau d’implication dans la concrétisation du mal a en effet un impact déterminant à ce sujet. Et la distinction entre ce qui est condamnable de ce qui ne l’est pas est un exercice subtil et complexe, comme en témoigne les principes suivants, élaborés par des juristes musulmans à la lumière de nos références premières [1] :

1. L’acte qui est motivé par la volonté de contribuer à un péché[2] est évidemment interdit et ce, indépendamment du fait que le mal visé soit finalement concrétisé ou non… Ce genre d’action est directement concerné par l’interdiction coranique énoncée dans le verset suivant :

« Entraidez-vous dans l’accomplissement des bonnes œuvres et de la piété et ne vous entraidez pas dans le péché et la transgression« 

(Sourate 5 / Verset 2)

2. L’acte qui constitue une cause déterminante[3] dans la réalisation d’un péché est aussi interdit, et ce, même si l’intention le motivant est en soi acceptable. C’est ce qu’indique notamment le passage coranique où Allah interdit aux musulmans d’insulter les fausses divinités adorées par les polythéistes, et ce, afin d’éviter qu’à leur tour, ces derniers ne se mettent à proférer des injures à l’encontre d’Allah.[4]

3. L’acte qui n’est pas la cause déterminante d’un péché mais qui entraine directement sa réalisation n’est pas autorisé (makroûh tahrîmi), et ce, par analogie par rapport au cas précédent.[5] Exemple: Transporter de l’alcool pour celui qui va le consommer.

4. Selon l’opinion de la majorité des oulémas (les mâlékites, les hambalites, une partie des châféïtes ainsi que certains hanafites), il n’est pas permis au musulman d’accomplir un acte qui n’est pas la cause déterminante d’un péché, qui n’entraîne pas directement sa réalisation (en ce sens qu’une autre action est nécessaire pour sa concrétisation), qui n’est pas fait dans le but de le permettre mais au sujet duquel il est connu qu’il va indirectement y contribuer.

Selon l’avis de l’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh) et selon une autre opinion des châféïtes, ce genre d’acte est déconseillé (« makroûh tanzîhi »).

Exemples:

– Vendre du raisin à celui qui va le presser pour en préparer du vin.

– Vendre des matières premières à celui qui va construire un casino.

– Louer un moyen de locomotion à celui qui va voyager pour commettre un péché.

C’est en prenant en compte ces différents principes qu’il est possible d’apporter des éléments de réponse à votre question :

En ce qui concerne l’actionnariat dans une société dont l’activité principale est totalement illicite (harâm), comme la production et la commercialisation d’alcool, la préparation et la commercialisation de produits à base de porc ou l’élaboration et la commercialisation de produits de la finance conventionnelle (services bancaires, assurance…), celle-ci témoigne de la volonté de contribuer directement et de façon déterminante à la réalisation d’un/de plusieurs péché(s) majeur(s) et relève donc des trois premières catégories d’actes citées plus haut et dont le caractère interdit fait l’objet d’unanimité entre les savants musulmans.

En ce qui concerne l’actionnariat dans une société dont l’activité principale est, en soi, licite mais qui, au vu et au su de tous, se montre coupable de dérives envers son personnel, les consommateurs, la société ou l’environnement, celle-ci relève, à notre sens, de la quatrième catégorie d’actes citée précédemment. Et il semblerait que, sur ce point, l’avis adopté par la plupart des experts contemporains de la finance islamique aille dans le sens de l’approche de l’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh), à savoir que l’investissement dans une telle entreprise serait déconseillée et non totalement interdite.[6] Néanmoins, il est probable que cette position ne soit pas définitivement figée et que, avec le développement du marché de l’investissement Sharia compatible, elle évolue vers l’approche de la majorité des oulémas, par le biais d’une condamnation totale de ce genre d’actionnariat.

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !



[1] Synthèse élaborée à partir des références suivantes : « Ahkâm oul Qour’aane lit thânwi » – Volume 3 / Pages 79 et suivantes, ainsi que pages 479 à 481; étude de Moufti Chafi’ intitulée « Tafsîl oul kalâm fî mas’alah al i’ânah ‘alal ma’siyah », publiée dans « Djawâhir oul Fiqh » / Volume 2 / Pages 433 à 449; Fatwa en ourdou de Moufti Chafi’ r.a. – Pages 453 à 456; « Al Mawsoûat oul Fiqhiyah » – Volume 9 / Page 211 et suivantes, « Al Moughniy » – Volume 4 / Pages 307 et suivantes

[2] C’est le cas notamment lorsque :

· l’acte vise délibérément l’entraide dans la réalisation du péché. Exemple : La location d’un local à une personne dans le but qu’il puisse y vendre de l’alcool.

· il est établi de façon certaine que l’acte contribue au péché, la mention de celui-ci étant faite de façon explicite. Exemple : Accepter de louer un local à quelqu’un qui affirme qu’il va utiliser celui-ci pour y vendre de l’alcool.

[3] En ce sens que s’il n’avait pas été accompli, le péché n’aurait pas eu lieu non plus.

[4] « N’injuriez pas ceux qu’ils invoquent, en dehors d’Allah, car par agressivité, ils injurieraient Allah, dans leur ignorance. » (Sourate 6 / Verset 108)

[5] Exemple: Transporter de l’alcool pour celui qui va le consommer.

[6] C’est ce que semble indiquer le propos de Cheikh Nidhâm Ya’qoûbi dans une présentation faite au 4ème Forum de la Finance Islamique de l’Université de Harvard, qui s’est tenu en Octobre 2000.